(par Jacques SERISIER, 6ème Dan Seishinkai Japon,
5ème Dan Shotokan FFKAMA, professeur diplômé d'état)
Philosophie
L'étymologie du mot, d'origine grecque : philo, « j'aime » ; sophia, « sagesse », définit la philosophie comme l' « amour de la sagesse ». Que faut-il entendre par cette sagesse, que les Latins nommeront sapientia ? « Selon la définition des anciens philosophes, dira Cicéron, c'est la science (ou connaissance exacte et approfondie) des choses divines et humaines, ainsi que des principes sur lesquels elles reposent. » Or nulle autre activité, dans la cité des hommes, n'affiche un projet aussi ambitieux. Dès lors, philosophes et non-philosophes s'accordent implicitement sur cette idée que si la philosophie est possible, si elle n'est pas un vain mot, elle doit faire du philosophe un être qui a quelque rapport avec l'intelligence divine.
Philosophie et religion
Loin de s'ignorer, la philosophie et la religion, ces deux grandes productions de la pensée et de l'histoire humaines, n'ont cessé de se mesurer l'une à l'autre, s'affrontant avec des armes différentes (raison et révélation), sur un même champ de bataille, infiniment vaste : celui des choses divines et humaines, et des principes qui les fondent ou les maintiennent. De sorte qu'aux divers moments de l'histoire il y a toujours eu, entre philosophie et religion, conflit ouvert ou latent, ou attraction réciproque, voire dissolution intégrale de l'une des deux dans l'autre.
Karaté do et bouddhisme zen sont historiquement liés et les marques du zen impriment toujours de façon sensible la pratique de cet art martial. Quant à savoir si le zen est une philosophie ou une religion, les spécialistes fournissent généralement une réponse plutôt ambiguë. Toujours est-il que le zen s’appuie sur une philosophie qui a su séduire de nombreux occidentaux grâce à ses principes de tolérance et d’humilité, ses multiples liaisons avec les arts traditionnels japonais et l’impression de sérénité qui s’en dégage.
Naissance des systèmes philosophiques
Socrate est – comme le dit l'oracle – le plus sage des Grecs, parce qu'il sait qu'il ne sait rien, tandis que les autres croient savoir. Ils ignorent surtout qu'ils n'ont pas à recevoir la vérité de quelqu'un d'autre. C'est ce qu'illustre, dans un dialogue de Platon, le Ménon, le célèbre exemple du petit esclave qui, sans avoir jamais étudié, trouve tout seul la solution d'un problème de géométrie, guidé seulement par les questions opportunes de Socrate. En un temps qui séparait absolument les hommes libres des esclaves, la sagesse socratique enseigne ainsi que la vérité s'offre à tous, sans appartenir à personne en particulier, fût-il Socrate. Car celui-ci prétend seulement accoucher les esprits, comme sa mère – la sage-femme Phénarète – accouchait les corps. Avec Socrate, la philosophie « descendue du ciel sur la terre », comme dira Cicéron, s'annonce donc, en premier lieu, comme le refus de l'opinion et des préjugés auxquels le plus grand nombre souscrit aveuglément, sans y avoir réfléchi. De plus, les seules ressources humaines, telles qu'elles se trouvent en chacun, doivent suffire pour nous guider sagement dans nos recherches et nous procurer le salut. De tels principes, caractéristiques d'un humanisme de la raison, s'imposeront désormais à toute doctrine philosophique digne de ce nom.
Mais, avec la mort de Socrate, la philosophie n’a pas dit son dernier mot. Les systèmes philosophiques vont s’accumuler, à commencer par le socratisme, en contradiction flagrante avec la volonté de Socrate de se soustraire à toute influence. Platonisme, existentialisme, kantisme, matérialisme, stoïcisme, cartésianisme, etc., les systèmes ou doctrines philosophiques qui encombrent les livres des étudiants sont, aujourd’hui, innombrables. Toutes ces doctrines ont, ou ont eu en leur temps, la prétention de guider efficacement notre pensée. D’ailleurs, l’enseignement de la philosophie dans nos écoles ne nous incite guère à élaborer notre propre système de pensée ; les étudiants s’apparentent le plus souvent à de vulgaires catalogues de citations. La philosophie se doit d’avoir de plus nobles perspectives : il lui convient de stimuler l’esprit, pas de l’enfermer dans un comportement doctrinal.
Arts martiaux
Étymologiquement arts de « guerre », les arts martiaux ne concernent pas les armées pour lesquelles on parle plus volontiers de « stratégie militaire ». Le terme « art » nous renvoie à technique, artiste ou artisan et donc à l’individu.
Leur nom est souvent accouplé au suffixe « do » qui signifie « voie » (karaté do, judo, aïkido, etc.). Voie vers l’épanouissement, le bonheur ou la sagesse ; concepts ayant tous des liens étroits, sagesse nous renvoyant directement à « philosophie ».
Quelle est donc la particularité des arts martiaux qui leur permet d’être un véhicule vers la sagesse ? Quelle différence entre l’art martial et le sport de combat ?
L’art martial nous installe dans une situation où l’agresseur attente à notre intégrité physique, voire à notre vie. Aucune règle ne régit cette agression qui peut être perpétrée par plusieurs individus éventuellement armés et la riposte peut aller jusqu’à la mort des agresseurs si le contexte l’exige. Cette absence de limites est la marque essentielle de l’art martial. Le simple aménagement de celui-ci en vue de la compétition ou la présentation édulcorée que certains éducateurs en font aux enfants dans un but pédagogique lui font perdre ce côté extrême ; il est devenu un sport de combat. (Constatons, à propos de la valeur pédagogique, que la violence se rencontre souvent dans les salles de sport de combat, jamais dans les dojos d’arts martiaux.) Or, la philosophie a une prédilection pour les grandes questions existentielles ; celles qui touchent à la vie et à la mort. Comment pourrait-on s’entraîner durement comme si la mort nous guettait à chaque tournant sans nous poser de questions sur le fondement de cette démarche ? Initialement simple méthode d’autodéfense, l’art martial, comme la peine de mort ou l’euthanasie, ne pouvait éviter de se confronter à la pensée philosophique.
De plus, l’art martial a pour vocation de servir à n’importe quel moment de notre existence. Sa portée dépasse de très loin le cadre restreint de l’entraînement. Ainsi devient-il un véritable mode de vie qui soulève une kyrielle de questions car les répercussions sur le comportement quotidien sont multiples. Elles ne pourront recevoir de réponses satisfaisantes qu’à l’aide d’une philosophie cohérente.
Zen et karaté
Ainsi, le karaté a rencontré le bouddhisme zen. Ce qui frappe dès la première analyse, c’est la complémentarité évidente entre zen et karaté. Le karaté do ne serait sans doute pas aussi efficace si les samouraïs et autres guerriers qui l’ont développé n’avaient été guidés par les principes du zen. En effet, ceux-ci doivent permettre de maîtriser son esprit, donc d’atteindre la perfection puisque la technique pourra s’exercer sans contrainte dans une totale lucidité. Comme on le voit, la rencontre entre le karaté et le zen a été doublement profitable : la technique martiale est devenue redoutable grâce au zen et, toujours grâce à ce dernier, elle s’est dotée d’un message de paix et de tolérance. La pensée de Sensei Funakoshi la plus répandue est la suivante : « le karaté est fait pour ne pas servir. » De fait, les arts martiaux auraient pu devenir extrêmement violents mais les philosophies bouddhistes ont permis de transcender cette violence. Nul n’est plus pacifique, aujourd’hui, qu’un adepte des dojos.
Qu’est-ce que le zen ? C’est zazen répondent les experts ; c’est à dire la méditation assis qui doit conduire grâce à des méthodes appropriées à la connaissance de soi, puis à celle des principes qui régissent l’univers. (Clin d’œil au célèbre aphorisme de Socrate : « connais-toi toi-même ».)
Le cérémonial, au début et à la fin du cours de karaté do, est directement issu de la pratique zen. Ceux qui s’entraînent depuis plusieurs années savent que cet instant est un peu magique. Il peut être tentant d’aller plus loin dans cette voie, certains trouvant d’ailleurs cette méditation trop courte. Comprendre la genèse du karaté do nécessite une incursion dans le zen et on ne peut qu’encourager une telle initiative.
Cependant, est-il utile de prolonger l’expérience ? C’est à chacun, bien sûr, d’en décider, mais il convient d’examiner plusieurs points. Comment vais-je pouvoir comprendre le monde en m’isolant du monde ? Comment comprendre mes réactions alors que rien ne me fait réagir ? Le grand penseur indien Krishnamurti s’exprimait ainsi sur ce sujet : « pour comprendre la peur, je dois affronter la peur et observer par quel mécanisme elle naît en moi. M’isoler pour méditer sur le sujet n’a aucun sens. » Pour lui, la méditation est certes importante, mais elle doit être de tous les instants et en contact direct avec le sujet de la réflexion. Dans ce sens, le karatedo peut nous proposer une sorte de zen dynamique, la méditation du zazen pouvant se prolonger dans les exercices pratiqués seul ou avec partenaire. Si zen et karaté do peuvent tous deux conduire à la sagesse, les moyens utilisés diffèrent sensiblement. A chacun, suivant ses convictions, d’effectuer le meilleur choix.
S’offrir les services d’un guide ou voyager seul ?
« Science sans conscience n’est que ruine de l’âme. » L’art martial peut être assimilé à une science, une recherche, et il convient de ne pas s’égarer, surtout lorsqu’on utilise des techniques dangereuses. Un guide spirituel semble donc indispensable pour maintenir le cap et établir un code moral. Deux solutions se présentent. La première consiste à suivre un maître en qui nous avons placé notre confiance ou une philosophie qui nous a convaincu. Mais on découvre fatalement un jour les limites de l'homme ou du système. On voit ainsi des gens passer éternellement d'un gourou à l'autre. La seconde, comme le suggère Socrate, libère l'individu de toute tutelle spirituelle extérieure ; c'est certainement la meilleure. Malheureusement, il n’est pas donné à tout individu de pouvoir élaborer son propre système de pensée : paresse ou faiblesse intellectuelle, manque de temps ou de motivation, assujettissement à des doctrines ou des habitudes culturelles, longue est la liste des obstacles sur la voie de la liberté. Aussi peut-il être intéressant d’adopter une philosophie préétablie si nous la jugeons judicieuse. Quand on est karatéka, se consacrer au zen semble logique. (Avec les réserves évoquées ci-dessus). Cependant, la confection ne sied point comme le sur mesure et, très vite, les esprits supérieurs se sentiront à l’étroit dans ce vêtement intellectuel. « Je vous parle du surhomme. » dit Zarathoustra. Le surhomme, c’est celui qui crée.
Donnez-vous donc le temps de la réflexion, créez votre propre philosophie, émancipez votre pensée, et répondez à ces questions fondamentales : Qu’est-ce qui me pousse à pratiquer un art martial ? Pourquoi ai-je peur quand ma vie est menacée ? Si la vie a un sens, quel est le sens de la mienne ? Quel est le but de ma recherche ? Soke Kuniba répondait à cette dernière question « le karaté nous apprend la patience ». Dans son langage, patience signifiait maîtrise des émotions.
Homme ou surhomme, animé par une philosophie de confection ou sur mesure, à condition de ne pas sombrer dans la passivité contemplative qui éloigne des dojos où l’on transpire (c’est notre laboratoire de recherche), tous peuvent espérer découvrir dans l’art martial cette chose indicible qu’inconsciemment tout le monde cherche et que notre pauvre vocabulaire terrestre nomme bonheur, sagesse, nirvana, illumination, pensée universelle, etc. Nous avons tous, un jour, croisé un de ces vieux maîtres qui nous époustouflent par leur connaissance, leur disponibilité et leur sérénité. Ce sont ces modèles qui doivent nous inciter à entreprendre cette ascension vers les lointains sommets de la sagesse.
Les autres, certainement plus pragmatiques, qui voient dans le karaté un sport de combat, une self-défense, une gymnastique ou ceux qui hésitent à adopter de si grandioses visées se fixeront des objectifs plus modestes : maîtriser son corps, son esprit, se défendre en cas d’agression, rester en bonne condition physique, etc. Sans doute est-ce dommage de limiter ainsi son dessein mais il faut souligner que parmi ceux-ci figurent souvent les gens humbles que des objectifs trop ambitieux effraient et qui avanceront par étapes parfois plus loin que les précédents. Méfions-nous de ceux qui prétendent, après quelques petites années de pratique, nager en plein nirvana, déborder de sagesse et avoir compris l’essence de toute chose ; ce sont des individus suffisants et néfastes dont l’ego hypertrophié étale au grand jour toute sa laideur.
D’aucuns jugeront sans doute cette approche de la philosophie des arts martiaux insuffisante. Ils auront raison ; un sujet aussi vaste ne saurait être traité en quatre pages. Mais il ne s’agit ici que d’une incitation à ouvrir certaines portes pour observer ce qui se cache derrière. Peut-être l’une d’entre elles mène-t-elle au paradis. Les gens intéressés pourront consulter quelques ouvrages sur le zen. Ceux qui veulent aller à l’essentiel liront le livre de Taisen Deshimaru : Zen et arts martiaux. Les passionnés trouveront tout seuls.
Jacques SERISIER, 6ème Dan Seishinkai Japon, 5ème Dan Shotokan FFKAMA, professeur diplômé d'état.
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